Le metteur en scène introduit un théâtre d’ombres et de cruauté, celui qui trotte dans la tête d’un petit garçon apeuré (magistrale omniprésence muette du jeune Dimitri Doré), peuplée d’apparitions monstrueuses comme celle du lapin diabolique de la Chanson du chasseur, du Tzigane voleur d’enfants dont le menace sa mère, Marie, ou de l’Ange du sommeil qu’elle appelle sur son repos. Des songes infantiles dont se vêtiront concrètement les personnages des deux Ouvriers dans une sorte d’Enfant et les sortilèges en version horrifique. Projeté au proscenium après la mort violente de sa mère, égorgée par Wozzeck, l’enfant se bouchera les oreilles dans un long et terrible hurlement silencieux, saisissante vision du Cri, d’Edvard Munch, que cristallise un immense crescendo d’orchestre battu jusqu’à l’insoutenable.
Nulle dérision gratuite dans cet univers qui décline avec une liberté gourmande réalisme et fantasmagorie, mêle expressionnisme et naturalisme du cinéma allemand des années 1920, monde de la pantomime et théâtre de marionnette. Ainsi le triumvirat des « harceleurs » de Wozzeck : le sadique Capitaine d’opérette aux boucles blondes emperruquées, le Docteur fou dansant dans sa blouse blanche d’exterminateur, le viril et brutal Tambour-Major aux allures de soldat de plomb qui le cocufiera avant de le rosser publiquement. On pourrait gloser longtemps sur le décor de cette chambre de pauvre, qui renoue avec les règles d’unité d’action et de lieu du théâtre classique : un lit aux grands barreaux de fer de prison, un crucifix dont le volume s’intensifiera jusqu’à obturer l’espace d’un fantasme de salvation, une grossière couverture brune de troufion, – tour à tour protection, linceul, et lieu de perdition, comme dans ce « Radeau de la Méduse » que forme la soldatesque ivre de la caserne autour d’un Wozzeck naufragé.